L’Open Access et les revues SHS de langue française

Tendances du secteur, évolution de l’environnement réglementaire et perspectives 2018
IDATE / Cairn Info – Octobre 2015

(See English version)

Synthèse de l’étude

Comment appliquer, en France, la recommandation du 17 juillet 2012 de la Commission Européenne en faveur du libre accès aux publications scientifiques ?

Comment améliorer la diffusion des résultats des travaux de recherche, notamment dans le domaine des sciences humaines et sociales (SHS) où subsistent de très nombreuses publications de langue française, sans mettre en danger les revues et les structures éditoriales qui les portent, et sans altérer la qualité des services proposés aux étudiants, aux chercheurs et aux enseignants-chercheurs ? Est-il pertinent, étant donné les spécificités des revues SHS de langue française (plus de 1.000 titres), de vouloir interdire, comme en Allemagne, aux auteurs de recherches financées sur fonds publics de céder de façon exclusive leurs droits, de façon à leur permettre de déposer en open access, dans des répertoires institutionnels, une copie de la version finale de leurs articles, pour diffusion gratuite de ceux-ci très rapidement après leur publication ?

Malheureusement, l’étude d’impact que le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a confié à l’Institut des politiques publiques (I.P.P.) et rendue publique en juillet 2015 sous le titre « Quel délai pour le libre accès des revues de sciences humaines et sociales en France ? » ne permet guère, à notre sens, de répondre à ces questions et de faire avancer le débat. Si elle conclut bien – ce qui n’est guère surprenant – que la réduction du délai après lequel les revues sont diffusées en accès gratuit (la réduction de la « barrière mobile ») permettrait d’en augmenter la diffusion, elle est, par contre, muette sur les coûts de mise en place d’une politique d’open access.

Pour pallier les lacunes de l’étude menée par l’I.P.P., Cairn.info, qui dispose d’un poste d’observation privilégié puisqu’il s’agit – et de loin – de la plateforme qui diffuse le plus de publications de langue française labellisées par l’AERES ou par les sites bibliographiques internationaux, a réalisé, avec l’aide de l’IDATE, une étude complémentaire. Ce travail vise à apprécier quelles pourraient être les conséquences, sur l’économie des revues de langue française et de leurs éditeurs de la mesure proposée par les auteurs de l’étude I.P.P. (la possibilité pour un auteur d’un article émanant d’une recherche financée par des fonds publics de diffuser son texte en open access 12 mois après sa publication, même si il a cédé l’exclusivité des droits d’édition à une revue ou à un éditeur) 1.

Cette étude complémentaire, qui s’est centrée sur les seules revues de recherche S.H.S. diffusées sur Cairn.info, fait apparaître les résultats suivants :

1. Un secteur particulièrement fragile

Indépendamment des questions qui nous occupent ici, la situation des revues SHS de langue française est d’ores et déjà particulièrement délicate. En moyenne, leurs revenus ont, en effet, décru de plus de 15 % entre 2010 et 2014, du fait notamment du tassement des budgets d’acquisition des bibliothèques universitaires françaises. Même en cas de ralentissement de cette baisse, le résultat moyen des revues scientifiques de langue française pourrait être négatif à l’horizon 2018, l’augmentation de leurs revenus numériques ne parvenant pas à compenser la baisse de leurs revenus papier.

2. Le risque d’une implosion rapide

La mesure actuellement proposée par les auteurs de l’étude I.P.P. accélérerait et accentuerait ce mouvement. Le plus probable, en effet, est que, si elle était adoptée, les établissements mettraient en place, un par un, des dispositions visant à obliger les chercheurs et les enseignants-chercheurs à déposer le texte de leurs publications en open access, sur leurs répertoires institutionnels. Puis, des acteurs privés de taille globale – les réseaux sociaux de chercheurs notamment – aspireraient les textes disponibles sur ces archives institutionnelles, pour les rediffuser (en accès gratuit) sur leurs sites. Dans ce contexte, il n’y aurait d’autre solution pour les structures éditoriales qui portent les revues d’aligner la barrière mobile de leurs publications sur la période d’embargo choisie par les pouvoirs publics, ce qui mettrait rapidement en situation fortement déficitaire à la fois Cairn.info et ses revues partenaires (ou les structures éditoriales qui les portent).

In fine, les effets de la mesure envisagée pourraient donc être désastreux :

  • la disparition d’un grand nombre de revues SHS françaises de référence ou la dégradation de leur qualité ;
  • la fragilisation d’un ensemble de maisons d’édition ou de structures éditoriales indépendantes ;
  • l’arrêt vraisemblable du portail Cairn.info ;
  • un moindre rayonnement à l’étranger des travaux issus de la recherche française en SHS ;
  • la dégradation enfin du service proposé aux chercheurs, aux professionnels et au grand public intéressé par les sciences humaines et sociales.

Sans mesures d’accompagnement, les risques d’une véritable implosion du secteur de l’édition scientifique de langue française (dans le domaine des S.H.S.) ne doivent en tout cas pas être sous-estimés.

3. Vers un modèle « Platinum » conciliant libre accès, indépendance des revues et des auteurs, et maintien d’un travail éditorial de qualité ?

Les avantages d’un modèle plus ouvert de diffusion des publications scientifiques sont néanmoins tels qu’on ne peut se limiter à vouloir prolonger, telle quelle, la situation actuelle, d’autant que, même d’un point de vue économique, celle-ci montre aujourd’hui ses limites.

Comme il est hautement improbable que puisse s’imposer dans le domaine des SHS, en tout cas dans le bassin linguistique francophone, un modèle « auteur – payeur » (qui verrait chaque auteur s’acquitter d’A.P.C. – Article Processing Charges, autrement dit des frais d’édition – pour chacun de ses articles), on pourrait envisager de recourir à un modèle de type « Platinum » dont les composantes principales seraient les suivantes :

  • mise en place, avec le soutien du Ministère, d’un système de paiement « en amont », par les établissements, des services d’édition des articles de leurs chercheurs ;
  • publication gratuite sur Cairn.info de la version numérique de ses revues partenaires (en tout cas des revues acceptant de s’inscrire dans ce modèle), sans aucune période d’embargo ;
  • échange automatique de métadonnées entre Cairn.info et les répertoires institutionnels ;
  • modification des contrats d’édition de façon à ce qu’à l’avenir, les auteurs ne cèdent plus aux éditeurs (pour les articles de revues) qu’un « droit à publier ».

L’étude IDATE / Cairn Info fait apparaître que les coûts de mise en place d’un tel modèle seraient finalement assez limités. Calculés sur le périmètre des 436 revues de recherche susceptibles d’être diffusées, d’ici trois ans, sur le portail Cairn.info (hors revues professionnelles, revues de débat et revues d’intérêt général), ils s’élèveraient à 7,7 millions d’euros par an (soit, en moyenne, de 600 à 650 euros par article). De surcroît, une partie (sans doute de l’ordre de la moitié) de ce montant correspondrait à une baisse des budgets d’acquisition des bibliothèques, de sorte que le coût net, pour les pouvoirs publics, ne devrait guère dépasser 4 millions d’euros par an. Mais la mise en place d’un tel système pose diverses questions : quel devrait être le périmètre exact de ce modèle ? Comment devraient se répartir, entre les établissements et le Ministère, ces A.P.C. ? Comment les calculer de façon à éviter les effets pervers constatés dans le domaine des S.T.M. ? Comment garantir la pérennité du financement de ce modèle ? Et l’indépendance des revues ? Comment éviter enfin que ce modèle n’engendre des effets de bord défavorables sur les autres secteurs éditoriaux, dans le domaine du livre et de la presse ? Il est donc essentiel d’entamer au plus tôt une réflexion commune en ce sens.

4. … mais une mutation délicate

Cet effort de réflexion commune risquerait toutefois d’être vain si, avant même la mise en place éventuelle de ce modèle, le secteur de la publication scientifique était profondément déséquilibré par la mise en œuvre de la mesure proposée par les auteurs du rapport I.P.P. Il convient donc soit d’adapter celle-ci, soit d’imaginer comment, à court terme, l’accompagner.

Une piste pourrait consister à retenir le principe d’une durée d’embargo (et donc de barrière mobile) suffisante pour permettre à Cairn.info et aux structures éditoriales éditant les revues SHS de poursuivre, dans des conditions raisonnables, la commercialisation de ces publications dans leur version papier et dans leur version électronique.

Si, par contre, le Ministère (ou le Parlement, à l’occasion de la discussion du projet de loi sur la « République numérique ») souhaitait s’en tenir à la mesure proposée par les auteurs de l’étude I.P.P., c’est-à-dire à la fixation d’une période d’embargo d’un an au maximum, il conviendrait de prévoir des moyens budgétaires spécifiques, de façon à permettre aux revues, aux éditeurs et à Cairn.info de supporter la perte de revenus qu’ils subiraient du fait de la modification de la réglementation et à préparer leur migration éventuelle vers un modèle « Platinum ».

Dans ce cas, les éditeurs partenaires de Cairn.info pourraient sans doute s’engager à aligner la barrière mobile de leurs revues sur la période d’embargo (un an) et Cairn.info à réduire le prix des licences d’accès à ses bouquets au prorata de la part de consultations d’articles (aujourd’hui en accès conditionnel) datant de plus de la durée de la barrière mobile ainsi réadaptée (62 %).

En retenant l’hypothèse – à vérifier – que la mise en place d’une durée d’embargo d’un an maximum entraînerait, en plus de la diminution des revenus numériques des revues, une baisse de 20 % de leurs revenus papier, cela induirait un préjudice total pour Cairn.info et ses éditeurs partenaires et donc nécessiterait une intervention du Ministère de 4,0 millions d’euros par an (estimation effectuée en retenant un périmètre d’environ 400 revues de recherche , à l’exception de toutes revues professionnelles, revues de débat et revues d’intérêt général). En raison de la baisse des tarifs des services proposés par Cairn.info, une partie (sans doute de l’ordre de 50 %) de ce montant pourrait néanmoins être compensée par la baisse des budgets d’acquisition bibliothèques françaises.

5. Conclusion

Sans dispositions spécifiques d’accompagnement, la mesure proposée par l’I.P.P. (la possibilité pour un auteur d’un article de sciences humaines et sociales émanant d’une recherche financée par des fonds publics de diffuser son texte en open access 12 mois après sa publication, même si il a cédé l’exclusivité des droits d’édition à une revue ou à un éditeur), mesure désormais préconisée par la C.P.U., Couperin et l’A.D.B.U. dans le cadre de la consultation sur le projet de loi « République numérique », pourrait avoir l’effet inverse de celui recherché (« favoriser le libre accès aux travaux de recherche publique »).

L’étude IDATE / Cairn Info montre, en effet, que son impact économique pourrait être catastrophique, non seulement pour le portail Cairn.info et les maisons d’édition de S.H.S., mais aussi pour les revues académiques de S.H.S. en langue française. Sans mesures d’accompagnement significatives et bien pensées pour financer autrement les coûts d’édition et de diffusion numérique, le risque est grand, en tout cas, de voir cette mesure entraîner rapidement la disparition de nombre de ces titres. D’où une grave remise en cause du rayonnement, en France comme à l’étranger, des travaux issus de la recherche française et donc, à terme, de cette recherche elle-même. Mais, en même temps, les avantages d’un modèle plus ouvert de diffusion des publications scientifiques sont évidents, et l’évolution partout dans le monde de la science – l’évolution vers une « science ouverte » – rend difficile le maintien, telle quelle, de la situation actuelle.

Pour « sortir par le haut » de cette situation, on pourrait par exemple envisager de recourir à un modèle « Platinum » consistant à voir les revues de S.H.S. financées « en amont », pour partie par le Ministère, pour partie par les établissements, dans le cadre d’un accord national, en échange de l’engagement des éditeurs de ces publications de les diffuser gratuitement sous forme électronique, sans aucune période d’embargo. Ceci aurait un coût relativement limité : de l’ordre de 8 millions d’euros par an (pour un peu plus de 400 revues de recherche S.H.S. diffusées sur le portail Cairn.info, à l’exception donc des revues professionnelles, revues de débat et revues d’intérêt général), 8 millions d’euros dont une partie significative – sans doute de l’ordre de la moitié – serait compensée par une baisse des dépenses d’acquisition des bibliothèques. Mais, au-delà même de ces questions budgétaires, la mise en place éventuelle de ce modèle soulève de nombreuses questions si l’on veut éviter tout effet pervers ou tout effet de bord indésirable.

Un travail commun associant toutes les parties (auteurs, responsables de revues, éditeurs, agrégateurs, bibliothécaires, responsables d’établissements et pouvoirs publics) doit donc être engagé urgemment et des études indépendantes réalisées pour examiner la faisabilité et les modalités éventuelles d’implémentation d’un tel modèle. Il s’agit aussi de penser, de façon concertée, les conditions de la migration, le cas échéant, vers ce modèle « Platinum » ou vers un modèle alternatif (application à court terme d’une « barrière mobile » raisonnable, mise en place de mesures de d’accompagnement, etc.) de façon à pouvoir concilier diffusion la plus large possible des savoirs, maintien d’un travail éditorial de qualité, indépendance des revues et des auteurs, et pluralisme des acteurs.

1 Cette étude n’engage donc que ses auteurs et non l’ensemble des éditeurs et/ou responsables des revues diffusées sur le portail Cairn.info.

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